Pour arrondir ses fins de mois, Juju le Pigiste fait du cinéma. Pas le cinéma de Jeanne Moreau, non, ma voix reste bien trop fluette. Plutôt comme figurant, « comédien de complément » pour faire classe, à tout reluquer et analyser. Tel un journaliste. Sauf que le cosmos cinématographique s’avère bien plus alambiqué que celui du journalisme, déjà pourtant bien apocalyptique.
Aube givrée de novembre, direction une banlieue louche. Dès la sortie du métro, j’évite un crachat de sauvageon sur mes Converse. Ah, cinéma français comateux, que ne ferais-je pas pour toi ! Rendez-vous dans un café lilliputien, les caravanes de tournage en satellites. Aux effluves corporels, je repère immédiatement celle qui abrite les toilettes. Chouette, je vais uriner dans les mêmes latrines que Gérard Lanvin, l’acteur principal qui traîne là son charisme. Poser mes miches sur la même cuvette, peut-être apercevoir un de ses étrons. C’est donc ça la grande famille du cinéma ! Partager sa balayette des chiottes !
- Bon écoutez, surtout ne regardez pas la caméra ! dit le réalisateur au groupe de figurants composés de jeunes comédiens déportés par l’ANPE spectacle, et d’autres comme moi, amis de membres de l’équipe.
Ne pas regarder la caméra ? Je ne suis pas Steve McQueen, mais je connais les bases !
- Il nous prend pour des billes ou quoi ? chuchoté-je à la jolie fille blonde aux jolis yeux bleus et à la peau brune et douce.
- Mouaiiiiiiiiiiiiiiiiiis, me répond-elle, t’es sympa toi !
- Bah euh oui. Toi aussi. Je peux prendre ton portable ? Je suis journaliste.
- Oui voilà…
- Je t’appelle !
Je commence à bien aimer le cinéma. Direction le plateau.
PSSSSCCCCCCCCCCCCCCHHHHT !!!!
Une espèce de fumigène immaculé harcèle mon blouson de cuir. Entre vapeur d’eau et autre produit chimique louche genre gaz moutarde, mes cheveux croupissent sous une puanteur herculéenne.
- Tiens prends ça ! me crie l’assistante réalisatrice au postérieur dodu.
Une bouteille de vin greffée à la main, remplie de jus de raisin, je dois jouer le rôle du mec qui se sert du taboulé juste derrière Gérard Lanvin. Ce dernier pointe son tatouage à l’heure, la grande classe, salue tout le monde, du réalisateur aux figurants, sans se la claquer star internationale. Tout le contraire de XXX, la jeune vedette partageant l’affiche avec lui. Avec le regard du genre « Moi comédien, vous merdouilles ». Je suis journaliste, je suis si habitué de croiser des êtres vides tel que toi mon pote…L’envie de lui engluer une claque me titille, mais par politesse journalistique et envers mon amie, je me ravise.
- ACTION !
Le réalisateur tourne le plan. Gérard Lanvin discute, s’emmêle les pinceaux, mais ne s’énerve pas. Je joue mon rôle à fond. Jamais je ne me suis servi de taboulé avec autant d’entrain de ma vie. Le plan languit. J’espère que le spectateur ne verra pas par inadvertance que je me sers près d’une quinzaine de cuillères.
- ACTION !!! COUPEZ ! ON LA REFAIT !
- Ben pourquoi il la refait, elle était bien là ! glissè-je au scénariste du film juste à côté.
- Non non elle n’était pas synchrone, me crie…le réalisateur.
Un réalisateur qui parle à un figurant journalistique, c’est assez surprenant pour le noter. Sait-il que j’appartiens à la confrérie du journalisme et me prend-il pour un espion ??
La journée de tournage se poursuit dans la bonne humeur, après deux trois plans où je pose ma trombine. Ma vessie me harcèle. Direction LA caravane. Du parquet, la classe. Sauf que mes poils de nez abdiquent face à l’odeur poivrée qui stagne dans l’air. Quelqu’un s’est déjà lâché par là. Vite, vite. Logiquement, avec ma schcoumoune, je devrais croiser la jolie la bonde. Ca ne rate pas. Celle-ci migre vers la caravane et son cataclysme odorant. Réflexe journalistique !
- Euh, l’odeur c’est pas moi hein, je te jure !!!
- Moui bien sûr bien sûr…réplique-t-elle en rigolant tandis qu’elle disparait dans le pandémonium fécal.
Le crépuscule s’incruste. Les caravanes s’éteignent et les effluves de la roulotte-toilettes s’estompent dans la ZUP couleur ambre. Timing idéal pour le boulet de service d’éclore. Vingt ans à peine mais déjà chauve comme un fessier d’orang-outan.
- Qui es-tu toi ? me questionne-t-il façon agent de la Gestapo.
- Pardon ? Salut aussi. Moi ? Oh moi je suis journaliste une amie m’a permis de tourner aujourd’hui. Et toi ?
- Moi je suis COMEDIEN ! crie-t-il tel Jean Marais dans Le Bossu, et sans fixer mes rétines.
- Ah « nous partîmes cinq cents ! »…
- Pardon ?
- Euh, ben « nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort nous nous vîmes trois mille en arrivant au port » ? C’est pas ça ?
- Comment ?
- Rien, c’est dans un film avec Louis de Funès…
- Ah mais oui, bien sûr !
- Euh, et c’est bien alors comédien ? Aussi ardu que les pigistes ?
- Oui mais je suis au cours Florent.
- Super…
- Gérard qu’est-ce qu’il donne !
- Oui en effet, mais personnellement moi je ne le tutoie pas dans la mesure où je ne le connais pas.
- Comment ça ?
- Tu l’as tutoyé toi, alors que vous vous ne connaissez pas, et que d’autre part il pourrait être ton grand-père. Surtout, c’est pas très poli…
- Mais enfin ! Tu ne connais rien à rien ! Bien sûr que je le tutoie ! C’est l’ « acting » ça !!! C’est ça l’ « acting » ! Entre comédiens on se comprend, c’est l’ « acting » ! Je le tutoie, il me tutoie !
- Il t’a tutoyé…sans te parler ?
- Euh, bon faut que je prenne mon métro. C’est l’ « actiiinng » !
- Et le "kicking" dans la gueule tu connais ? Ah mais bien sûr, je te laisse.
Le boulet deviendra certainement un grand comédien plus tard, et si d’aventure je dois l’interviewer, le signal têtes à claques grosse tête s’allumera dans mon esprit. Alors vite, émigrer vers la sphère journalistique rattraper mes aventures.