Le nez aplati sur les vitres bleutées du Greyhound Bus métallique, je contemple le panorama dépouillé longeant la Pacific Highway 101. Direction Los Angeles, en partance de San Francisco. Loin des frasques municipales françaises ! Loin du microcosme journalistique parisien qui croit avoir de la valeur! Juju en Amérique !
Des buissons en forme de boule traversent la route, façon Western. Une cité infinie se profile et grattouille l’horizon. Los Angeles, la ville la plus étendue du monde, constituée de mini villages, où tout le monde est gentil. Huit heures de voyage. Terminus sur le parking d’un restaurant près de la gare centrale. Un petit déjeuner gargantuesque m’attend, bourré de pancakes géants, moelleux et sucrés, que je noie sous des cascades de sirop d’érable succulent. J’attaque à la fourchette une montagne d’œufs brouillés jouissifs, à côté de laquelle se dissimulent en embuscade quatre tranches de bacon grillés, qui crépitent encore dans l’assiette. Du café à profusion, du jus d’orange pressé, des French toasts vanillés qui n’ont de French que le nom. Je profite de l’image parfaite des Etats-Unis que confère cet endroit à l’aube californienne, où l’homme d’affaires côtoie le SDF du coin autour du même pancake. Dehors, les voitures défilent lentement le long des larges avenues de la Cité des Anges. Rien à déclarer d’épouvantable sur cette ville, si ce n’est son manque d’architecture of course !
Le ventre farci comme un oreiller, direction Beverly Hills. Dans ce décor de Disneyland, pas grand-chose à se mettre sous ma dent journalistique. Changement de plateau. Je m’engouffre dans un bus, dont le chauffeur entame la conversation, à l’instar de tous les occupants. Essayez à Paris d’entamer la conversation avec un passager du bus ou du métro, et admirez son regard méphistophélique. La nuit tombe, déjà 18 heures, les lumières faiblardes orangées de Los Angeles débarquent. Les lampadaires éborgnés me saluent en scintillant. Le bus illuminé au néon se vide peu à peu, le silence s’impose. Je colle mes yeux et mes mains sur la vitre pour essayer de saisir quelque chose dehors. Or c’est le noir total. Je m’empresse de demander au chauffeur où l’on se dirige.
- Downtown L.A man !! s’exclame-t-il gaiement en dépit du volant qui lui compresse l’estomac.
- What ? m’écrie-je.
- This is the last bus, man. Good luck! me lance-t-il tandis que son bus fait « Pssschhhht », s’immobilise et m’éjecte sur le trottoir.
Centre ville de Los Angeles. Deux meurtres par minute. Le quartier à éviter. Même dans le Guide du Routard, ils disent de ne pas exposer ses miches dans ce secteur. C’est dire. Surtout que j’ai une bonne tête de journaliste français. J’ai même un sac à dos. Je vais être repéré immediately ! J’ai envie de me coller un brassard blanc avec « Press » écrit dessus comme en zone de guerre. Mais bon, aujourd’hui cela ne suffit plus pour éviter les balles. Au contraire.
Le bus m’abandonne. Je me retourne, un drôle de bruit. Personne, ce sont mes dents qui claquent. A droite, un grillage laisse deviner un terrain vague, au fond duquel une forme se meut, puis deux. J’accélère le pas. Un véritable décor de film catastrophe. Je croise un caddie qui couine, poussé par un clochard qui boîte et avance à deux à l’heure. Il traverse la rue sans regarder, car aucune voiture ne s’aventure ici. Paysage ubuesque. En levant les yeux, j’aperçois à plusieurs centaines de mètres à peine les buildings du centre ville éclairés. Une femme, je suppose, est assise par terre, et boit quelque chose dans un sachet serré entre ses mains recouvertes de gants déchirés. Je fixe le sol comme un chien, ne croise pas les regards. Mes poils de jambe se hérissent lorsque j’aperçois, venant à ma rencontre, un groupe de blacks baraqués, chaines en or au cou, bandana, bagouzes aux doigts, sourcils froncés. Je les croise, toujours sans lever le regard. Ouf, sauvé ! Mais tout à coup, j’entends derrière moi.
- Man !!!
Je me transforme en statue de sel, écarquille les yeux, et me retourne lentement.
- Euh, me ?
-Yes yes, man ! fait le chef, en passant sa langue sur les lèvres et en me scannant de mes Converse à mes cheveux. J’aperçois un tatouage tribal sur son épaule, épaule qui fait la taille de mes cuisses. Le quatuor sauvageon s’approche lentement de moi, tandis que j’écarte bien les bras pour montrer que je ne suis pas armé. I come in peace quoi !
- Euh, hi ! leur lance-je
- Man, where do you come from, man ?
- Euh, I’m French dis-je en souriant.
En général, déclarer cette phrase fonctionne très bien auprès des blondes californiennes. Mais auprès de gangs nocturnes en milieu urbain, je redoute une réaction divergente.
- Waouh vous êtes grand! enchaine-je naturellement.
- WHAT ?
- Euh, you are tall hein!
- WHAT ??!
- Don’t worry, I come in peace, I come in peace hein! France, country of les droits de l’homme hein. Peace and Love, John Lennon. Don’t hurt me!
- Man, I think you’re insane !
- Do you know France ?
J’entame la conversation ! Là, perdu au centre ville de Los Angeles, l’endroit le plus dangereux des Etats-Unis, face à un groupe de quatre personnes visiblement pas très tendres !
- What ?
Il se tourne vers ses camarades, se gratte le menton.
- What ? I heard this once, on Discovery Channel !
Quelle réponse sensationnelle. Je ne peux pas la noter, faute de stylo ou autre attirail de Juju le Pigiste.
- Cool! Great! réplique-je.
Il s’approche de moi, je lève la tête car mon visage goûte le froid de ses chaines en or façon Mr T. Il écarte et baisse les yeux vers ma tête de journaliste.
- Are you lost, man ?
- Well, euh, yes, kind of, euh, yes !
Puis ses camarades et lui m’indiquent le chemin et m'escortent jusqu'au métro ! Et me saluent en me souhaitant bonne chance !
Encore surpris par cette réaction, je dévale les rues en direction de la bouche de métro de Los Angeles. Personne n’emprunte ce mode de transport à LA. Flambant neuf, modéré, et climatisé. C’est pour ça qu’on y tourne plein de films. Je suis seul dans la rame qui fuse en silence. Arrivé à la station, je tire par mégarde sur le signal d’alarme, que je prends pour la manette d’ouverture de la porte. C’est une grosse boule à tirer, mais pas indiquée. Rouge certes, mais sans « alarme » marquée dessus ! Le métro s’interrompt. Je m’éclipse discrètement et me réfugie dans un Denny’s, restaurant ouvert 24h sur 24h. Je commande un brownie au chocolat, que j’éponge de glace à la vanille. Le choc thermique dégage de la fumée à l’odeur savoureuse. Il est 4 heures du matin.
Plusieurs jours plus tard, à l’aéroport, je me rends compte qu’être en apparence un parfait WASP revêt un avantage certain. Sous le portique de sécurité, je sonne.
- This is your belt Sir ? me questionne un homme à pistolet greffé à sa cuisse comme Robocop.
- Yes it is ! lui réponds-je penaud en pointant ma ceinture, tandis que son berger allemand m’expose ses crocs.
Et il me laisse passer sans me fouiller ! Nous sommes largement après le 11 septembre 2001. Encore plus inquiétant : juste avant d’embarquer, au kiosque à journaux, des lames de rasoir Gillette G3 sont en vente. Totalement surréaliste, et alarmant. Je repars, serré entre deux Allemands à moustache sur la partie droite de l’avion, mais en apercevant dans les nuage le visage des membres du gang. Voici comment on se fait des contacts, dans le journalisme. Je saurai qui biper en cas d’émeutes dans le WATTS à Los Angeles ! See you soon, loving gang !